Losange de lumière sur les draps. Le réveil s’était redéclenché, et le jingle tournait en boucle pendant que Marlette sillonnait le salon avec le bocal de croquettes du chat dans ses mains; elle cherchait celui du café, ainsi que ses lunettes. Le bol vide chantait sous une cascade de gibier aux légumes. « Piteau, Piteaux. » Lui, au moins, pouvait rester dormir. L’horloge du four indiquait 7 h 10. Départ obligé dans vingt minutes. Mais sans café, le matin restait ouateux. Elle avait trouvé deux chaussettes presque assorties et s’assit pour les enfiler. Et là, sur la table basse, sous une pile de courrier, le café apparu. Marlette s’est mise à ranger l’entassement d’objet sur la table. Dans sa hâte, un petit papier flotta entre ses genoux jusqu’au parquet.
Elle le ramassa, et, avec une caresse rapide pour le défroisser, le positionna bien en vue sur un carré libre de la table. La chaleur de la tasse contre sa joue, Marlette ferma ses yeux pour mieux savourer l’odeur mielleuse et terrestre. Il lui restait juste cinq minutes avant le départ du bus. Sa vision était redevenue ne e alors elle se pencha sur le papier retrouvé. Il s’agissait d’une page de son carnet de commande sur laquelle elle avait rédigée une liste lors d’un service pénible. Et oui ma belle. Ce travail devait être provisoire. Elle se leva. Ce soir, elle rangerait tout et s’attèlerai à sa liste avec sérieux.
Des lanières fines de lumière de fin de journée tombaient sur les tables nouvellement apprêtées. La grande salle était vide, sauf pour la table du fond où l’équipe du soir mangeait en silence. Son chemisier de service était rangé dans le placard à son nom, à côté de la chambre froide. En s’éclipsant par la cuisine, Marlette croisa le regard du chef Louis, qui lui souffla une bise rapide. La porte sur rue déjà entrouverte, elle fit le geste de l’attraper et de le porter à sa poitrine. C’était leur jeu à eux.
Dehors, seuls les étages en hauteur bénéficiaient de l’éclairage doré du soleil bas. Comme elle s’était offert un tiramisu et une crème caramel lors d’une pause hâtive, elle prit une rue inconnue dans la direction opposée de son immeuble afin de rallonger son parcours pour rentrer. C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée dans une venelle piétonne inconnue. Là, figée sur le trottoir, un promeneur et son chien ont dû la contourner. Elle était devant une devanture sans nom, et, au travers d’une vitre fort poussiéreuse elle contemplait un tableau étrange.
Le peintre avait réussi à lier les coulures de Pollock avec la précision d’O’Keeffe. Dans un rectangle ver cal, un marécage scintillant, et une tige frêle en sortait et sillonnait entre des feuilles gondolées pour faire échapper un bourgeon prêt à éclore. Ses pétales, d’un rose pâle, se terminaient en pointes teintées d’un vermillon olivâtre.
Marlette s’anima pour récupérer du fond de son sac un mouchoir usagé et un petit spray datant de la pandémie. Émanant un parfum d’huiles essentielles, le liquide éclaboussa la vitre de gouttelettes qui se mirent à couler en larmes grises. Avec son chiffon improvisé, Marlette se mit à rattraper les coulures, à les étaler avec les mêmes gestes circulaires qu’elle faisait pour nettoyer les tables entre clients. Après plusieurs minutes tenaces de travail, son mouchoir se désagrégea laissant un nuage grisâtre bien plus opaque que la poussière.
Elle prit alors de son sac l’étui de ses lunettes pour en sortir le carré blanc en microfibre. Elle l’imbiba du liquide du spray et retourna au travail. Après plusieurs tours de bras, elle se redressa. N’avait-elle pas vu un léger mouvement dans la boutique? Elle s’éloigna de la devanture pour mieux voir. Elle espérait trouver quelqu’un qui pourrait lui faire voir le tableau si troublant de près.
Mais la boutique donna aucun signe.
Un soupire lui échappa et elle tira la manche de son pull pour y apposa un jet de salive. Le poing serré dans sa manche, elle frotta la vitre avec des aller-retours déterminés. À quelques mètres d’elle, un réverbère s’alluma, mais elle continua à nettoyer, à s’ouvrir un petit ovale de clarté au niveau de ses yeux. Mais comment?
Rosâtre, élégant, presque espiègle, le bourgeon se donna enfin à voir; sa forme d’artichaut fermé s’était transformée en pétales ouvertes telle une main tendue.
Elle le voulait, ce tableau, pour chez elle. Pour elle. Pour l’aider à ranger: il ne s’agissait plus de l’appartement, ma de sa vie – son avenir. Il fallait faire bien plus qu’écrire des listes. Elle voulait, elle aussi, éclore.
Extrait d’un travail qui débute, dont le titre envisagé serait Tango Thérapie
